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Mais, après ces vacances, et au début de l’année 1943, l’occasion, si avidement attendue par Kersten, s’offrit enfin. Dans les premiers jours de février, Himmler, de son Quartier Général en Prusse-Orientale où il se trouvait alors, manda le docteur d’urgence.
Kersten trouva Himmler en pleine crise et dans un état de dépression profonde. La souffrance physique, cette fois, n’était pas seule en cause. Elle s’accompagnait d’une angoisse diffuse, d’une mélancolique détresse qui relevaient – pour étrange que cela fût chez le Reichsführer des S.S. – du pire sentimentalisme germanique.
Le paysage des voies ferrées, le brouillard glacial, le compartiment étroit du train qui servait de Quartier Général, la solitude qui était celle de Himmler au milieu d’un état-major dont il soupçonnait chaque officier de le trahir, expliquaient ce veule désespoir. Il fallait y ajouter le désastre enfin consommé de Stalingrad et le débarquement des Alliés en Sicile. Les écrits du destin flamboyaient sur le mur. Ces éléments conjugués rendaient Himmler aussi vulnérable aux propos d’un ami que l’eût été un adolescent du temps de Werther.
Kersten était trop averti des humeurs de son malade pour ne pas sentir chez lui cette tonalité intérieure. Après l’avoir soulagé de ses douleurs, il s’assit à son chevet et lui parla sur le ton le plus doux, le plus rêveur et le plus lamentablement romantique.
— Vous n’avez jamais réfléchi, Reichsführer, dit-il, combien il doit être douloureux, pour une mère française, de voir son enfant tordu par les crampes de la faim, alors qu’elle n’a rien à lui donner à manger. Vous ne le savez peut-être pas, mais les crampes de la faim viennent aussi – comme les vôtres – du sympathique. Et ces pauvres gens n’ont pas de médecin qui puisse les guérir. Pensez à ce que je fais pour vous et soyez, à votre tour, un docteur Kersten pour les malheureux Français. Et, dans mille ans, l’histoire parlera encore du Reichsführer Heinrich Himmler et célébrera la générosité de ce grand chef germanique.
Chaque mot de cette homélie touchait, émouvait chez Himmler – dans la disposition d’esprit et de nerfs qui était la sienne à cet instant – deux instincts essentiels : la sentimentalité, la vanité. Il s’abandonna à une tristesse métaphysique. Il prit en pitié la condition des hommes. Attendri, détrempé par la conscience de sa propre bonté, il pleura des larmes abondantes qui lui faisaient du bien.
— Mon bon et cher monsieur Kersten, mon Bouddha magique, vous avez sans doute raison, s’écria-t-il. Je vais voir le Führer et ferai tout au monde pour le persuader.
Himmler tint parole. Au cours de la conférence quotidienne qu’il avait avec Hitler, il dit à ce dernier que si l’on continuait d’affamer la population française, la Résistance n’en ferait que plus de recrues parmi elle et n’en gênerait que mieux la Wehrmacht. Hitler n’avait aucune raison de soupçonner que les raisons avancées par son « fidèle Heinrich » pouvaient venir d’une inspiration étrangère. Il se laissa convaincre facilement. Et, au nom du Führer lui-même, Himmler donna l’ordre de cesser tout achat au marché noir non seulement aux services qui, en France, étaient sous son commandement exclusif, mais le transmit également à l’armée d’occupation.
Mesure qui fut, comme l’avait pressenti Kersten, étendue aussitôt, et sans qu’il eût besoin d’intervenir, à la Hollande et à la Belgique.